Le 4 février 1944

Regard colonel

Le 4 février 1944 est le jour de la relève du 4e R.T.T. C’est pourtant une journée dramatique pour le commandement du 3e bataillon.

 

 

 

 

 

 

Voici le récit de cette journée – inédit à la date de création de ce site – par le colonel Marius Lagrange :

Peu avant de quitter le P.C. du bataillon, le commandant Gandoet donna les directives pour que le personnel se répartisse en plusieurs petits groupes afin d’éviter, si possible, d’être repérés par l’artillerie allemande qui déversait continuellement des obus de tous calibres sur tout le secteur.

Le commandant Gandoet désigna le docteur Ravelonanosy, le lieutenant Jordy, l’adjudant-chef Dick, son ordonnance Gacem Ben Mohamed et moi, en me chargeant de prendre une équipe parmi la section Radio. Le caporal Brocero et six spécialistes radio se joignirent à nous.

Le lieutenant Jordy était avec nous au P.C. depuis l’avant-veille. Le commandant l’avait fait venir dans son P.C. car il l’avait trouvé fatigué et qu’il pouvait laisser à son adjoint, le sous-lieutenant Gauzan, jusqu’à la relève qui était prévue, ce qui restait de la 11e compagnie constituant un point d’appui sur la pente sud de 862.

C’est le commandant qui orienta notre descente dans les rochers en évitant dans la mesure du possible d’être repérés par l’artillerie du Cifalco.

En arrivant dans le bas, approximativement au pied de 382, nous nous sommes trouvés devant un terrain découvert impossible à éviter car les rochers de chaque côté étaient impraticables.

Le bon réflexe joua rapidement et le commandant donna l’ordre de faire deux groupes et me dit : « Lagrange tu passeras après nous avec ton équipe ». Sont venus avec moi le docteur, le lieutenant Jordy, Dick et Gacem.

En fin de zone découverte, ce fut le drame devant mes yeux. J’ai vu des explosions de plusieurs obus, dont un seul explosa au milieu du demi-groupe constitué par le commandant qui fut blessé au bras et surtout très choqué par l’explosion (son blouson était en partie déchiqueté). J’ai vu le lieutenant Jordy tomber sur le dos, tué net par de nombreux éclats à hauteur de la poitrine, son visage n’ayant pas été touché. Le tirailleur Gacem avait une partie du ventre et une jambe déchiquetées. Il a eu malgré tout la force de sortir son paquet de pansements et, se voyant partir, de le donner au commandant.

L’autre partie du groupe était à quelques mètres sur la gauche et un autre obus tomba à proximité tuant l’adjudant-chef Dick et blessant le docteur.

Après ce constat dramatique, ma décision fut vite prise : il fallait tous les rapatrier sur le P.C. du régiment. J’ai convaincu le commandant de l’accompagner jusqu’à la piste où passaient quelques véhicules. Ce ne fut pas facile de lui faire quitter ce lieux et il ne cessait de regarder « son Jordy, son Gacem et Dick ». Finalement, en le soutenant, nous sommes arrivés à la piste.

Avant de quitter les lieux, j’ai passé la consigne au caporal Brocero de faire transporter au P.C. du Régiment, les corps de l’adjudant-chef Dick et de Gacem. J’ai prévenu que je m’occupais du commandant et du lieutenant Jordy.

Une fois sur la piste, j’ai dû faire patienter le commandant et lui faire comprendre qu’il ne pouvait pas rentrer au P.C. du régiment sans arrêter un véhicule. Après quelques essais c’est une jeep qui s’arrêta avec à son bord un conducteur sous-lieutenant de l’artillerie et un passager.

Le commandant, complètement épuisé, monta à l’arrière et le sous-lieutenant artilleur m’assura qu’il le déposerait rapidement au P.C. du 4e R.T.T. à San Elia.

Je suis retourné pour prendre le lieutenant Jordy sur mon dos et recommencer l’opération d’arrêt d’un véhicule passant sur la piste.

La nuit était tombée et ce ne fut pas facile car les véhicules circulaient en feux réduits. Mais finalement, en barrant la route à force de gesticuler, c’est un half-tract qui s’arrêta et pu prendre le lieutenant Jordy en m’assurant qu’il le déposerait au P.C. du 4e R.T.T. à San Elia. Ce qui a été fait.

J’étais fatigué bien sûr, mais, après avoir fait le point, pensant avoir réglé au mieux ce terrible moment, j’ai pris un peu de temps pour récupérer avant de me diriger vers le P.C. du régiment tout seul où je suis arrivé à minuit, au poste de secours.

J’ai demandé à voir le commandant mais il dormait.

J’ai ensuite rejoint le 4e R.T.T. dans le ravin de l’Inferno.

Le lieu de ce drame est situé bien plus proche de l’Olivella que du Cairo, à environ 150 mètres de la piste.

Il y avait, à quelques mètres du groupe du commandant, un talus constitué de terre et de rochers, soutenu par un petit mur restant d’une maison détruite depuis très longtemps.

C’est la proximité de ce talus qui avait nécessité la séparation du groupe du Commandant. J’ai toujours ce petit coin de paysage devant les yeux ainsi que ce grand drame.

Je suis retourné le lendemain à midi avec mon ami Reichenbach, voir le Commandant. Il n’était pas totalement remis et la visite fut très rapide. Je ne l’ai plus revu avant son retour en Afrique du Nord.

Je n’étais qu’adjudant et ne pouvais pas connaître l’esprit qui régnait chez les officiers dans le bataillon. Cependant, très présent à côté du commandant pendant cette dure période, j’ai pu voir ce qui leur était demandé et tout particulièrement aux commandants de compagnie qui devaient chaque jour et chaque nuit faire des miracles pour attaquer, résister, pour remplir les missions et atteindre les objectifs prévus.

Le lieutenant Jordy et sa 11e compagnie ont pris une large part aux succès des opérations.

A l’occasion d’une liaison, j’ai vu mon ami l’adjudant-chef Tumelaire, qui avait en responsabilité la section de mitrailleuses et qui m’a dit : « Le lieutenant Jordy est partout, de jour comme de nuit, il est sur tous les points critiques et avec lui nous irons sur tous les objectifs fixés ».

J’ai eu comme ami, avant son décès en 2006, le colonel Gauzan, qui était sous-lieutenant, chef de section puis adjoint du lieutenant Jordy à la 11e compagnie.

Nous avons souvent parlé de cette période. Pour lui, son commandant de compagnie a été l’exemple même du courage et du calme nécessaires en toutes circonstances.

Il m’a dit avoir approuvé la décision du commandant de garder le lieutenant Jordy à son P.C., vu son état de fatigue. J’avais bien en main la situation du point d’appui installé sur la partie sud de 862 et la relève était proche, donc, rien ne s’opposait à cette situation.

Marius Lagrange
Janvier 2008